Poursuite des rencontres hebdomadaires entre notre philosophe, notre poète et notre médecin. En marge du débat politique qui agite le pays, mais dans le souci d’apporter des réponses à des questions qui nous concernent tous. Comme le mal psychique auquel nous expose la vie moderne… Tout cela au gré des idées prises au vol, et auxquelles le dialogue donne un destin.
Po : Les amis, j’attendais le moment de notre rencontre pour me décharger sur vous d’une intuition qui me poursuit, et à propos de laquelle je souhaite votre avis. Cette intuition, je la formulerais de la façon suivante : toute destruction subie par un individu, toute rature infligée à son âme, c’est la voix qui en porte la marque. Il y a des fêlures invisibles de la voix qui racontent des béances, plus que ne le feraient des cassures. Une voix brisée se répare : car elle se sait brisée. La voix fêlée ressemble à s’y méprendre à une voix en bonne santé. Mais sa bonne santé est feinte. Clandestinement feinte. Le drame côtoie en elle le mensonge. Car elle est l’artisan de cette dissimulation au sujet de sa propre perte : elle produit désormais une fausse intonation qu’elle présente pour la vraie. Et il n’y a de guérison de l’âme, ou de réparation, que lorsque la voix est retrouvée et que sa fausseté est elle-même dénoncée. Que le mensonge à son sujet est universellement et triomphalement révoqué… Voilà, en quelques mots, mon intuition que je tenais à soumettre à votre appréciation. Elle suggère à la psychologie clinique d’explorer le chemin d’une sorte de rééducation vocale, s’appuyant elle-même sur le principe selon lequel il existe une vérité intime de la voix.
Ph : C’est un cadeau lourd que tu nous fais. A vrai dire, j’arrivais moi-même avec une idée, plutôt qu’une intuition, sur ce même sujet de la défaillance de l’âme. Il est vrai que le thème de ce que tu as appelé la «rature» est omniprésent chez nous. En raison d’une tension grandissante entre les aspirations de l’individu à s’affirmer selon la réalité de son vécu propre et, d’autre part, les prétentions exacerbées du groupe —que ce dernier tire son autorité de la famille, de la nation, de l’entreprise, de la religion, ou de tout ça à la fois— à le réduire à l’expression de ses appartenances, à le dissoudre dans le chaudron de l’identité collective. On ne s’étonnera pas qu’il provoque en nous des réflexions voisines. Cette idée, je l’ai évoquée en passant lors d’une rencontre précédente à propos du Phèdre de Platon, lorsque j’ai indiqué que le guérisseur de l’âme devait lui-même être fou. Exactement de la même manière que le vrai poète est un poète qui, nous dit Platon, doit être possédé par le dieu… Mais l’hypothèse que je souhaitais vous soumettre est la suivante : est-ce que le fou peut guérir de sa folie autrement qu’en prenant la place du médecin, autrement qu’en étant l’artisan du remède, autrement qu’en basculant dans le rôle du guérisseur ? Platon dit que le guérisseur doit lui-même être fou : je dis que, en sens contraire, le fou doit devenir guérisseur pour guérir. Et ne pas rester enfermé dans le rôle du patient. Nous avons vu la semaine dernière comment Hamlet, qui n’est finalement pas autre chose qu’un homme souffrant d’hallucinations —se laissant dire la vérité des événements par un fantôme—, use de son état mental «dérangé» pour apporter une réponse qui porte à la fois sur sa vie personnelle, sur celle de sa famille et, également, sur celle du royaume de Danemark, dont il déclare quelque part qu’il y a en lui «quelque chose de pourri». On a bien là le signe que le malade peut lui-même être un recours contre le mal : contre un mal qui dépasse son drame personnel… Maintenant, que dans ce renversement du malade à guérir au guérisseur qui guérit, il y ait un changement de voix, une fêlure dans le timbre qui se corrige, un secret effondrement qui se redresse et qui est de nature vocale, c’est quelque chose qui devrait nous inviter à allier nos efforts pour y voir plus clair.
Md : J’aime cette idée de voix à réparer. A quoi pourrait ressembler une chirurgie réparatrice appliquée à la voix ? Et quelles seraient les compétences nécessaires pour la mettre en pratique ? Sans doute qu’il y aurait des compétences musicales. Il faudrait être comme ce professeur de chant, qui devine l’accord magique qui existe entre telle personne et telle intonation précise, de sorte que la voix puisse prendre des couleurs et de l’ampleur en la poussant dans telle direction. Comme un jardinier qui sait comment redonner vie à une pousse mal partie, parce que capable de deviner ce qui l’entrave et de quelle façon appropriée elle peut être le mieux libérée. Mais je vais en profiter pour vous faire part à mon tour d’une idée, qui tient au double sens du mot «réparation». Ce qui manque, de mon point de vue, dans vos deux approches de la guérison de l’âme —dont je ne méconnais pas du tout l’originalité et la pertinence—, c’est ce qui ressortit de la réparation, au sens de la réparation qu’on obtient au terme d’un jugement. J’ai toujours pensé que le mal psychique était le fait d’une sorte de procès qui a mal tourné, et dans lequel le malade est enlisé : plus il veut plaider sa cause, plus il s’enfonce. Il n’arrive pas à se réparer parce qu’il n’arrive pas à obtenir réparation du mal qu’il a subi. Et il n’arrive pas à obtenir réparation parce qu’il n’arrive ni à nommer le mal, ni à désigner ceux qui en sont responsables, ni à se tourner vers l’instance susceptible de lui rendre justice en cette affaire. Ce qui voudrait dire que l’aider, c’est lui apprendre à reconstituer le tribunal qui lui permettra de se rendre justice face à autrui.
Mais l’idée que la voix serait à réparer, comme le serait un violon, m’ouvre une nouvelle piste de réflexion sur ce terrain. Dans le sens où cette sorte de mue qu’elle accomplirait en direction de ce qui en elle est plus profond et plus authentique, c’est une transformation à la faveur de laquelle la voix remonterait le souvenir de ce qu’elle était en reprenant sa bonne place dans le procès. La transformation de la voix est donc un processus technique, fruit d’un travail de rééducation, mais un processus qui aurait un pendant à la fois judiciaire et mémoriel : à mesure que la voix monterait au créneau —et en puissance— pour demander réparation dans le tribunal qu’elle s’est instauré, en déroulant à nouveau, à l’adresse du juge qui manifeste une vraie autorité pour statuer, les faits du passé qui ont causé sa chute, se réaliserait la correction qui la ramènerait à la vérité de son intonation native. Mais je veux bien croire que cette voix retrouvée, qui a su porter haut la cause du combat contre la méchanceté qu’elle a subie, qui a su arracher des mains silencieuses de l’oubli et du déni le cri de sa propre justice, est une voix qui peut devenir elle-même guérisseuse. Que c’est même une vocation naturelle pour elle de le devenir une fois qu’elle a obtenu réparation.
Ph : Il faudrait qu’on se figure avec plus de précision ce que tu entends par «tribunal». Il est clair, dans ton esprit, me semble-t-il, que le patient qui a besoin d’obtenir réparation pour se réparer lui-même se doit de recréer entièrement le tribunal qui lui rendra justice, et qu’il ne s’agit pas de se contenter de prendre place dans un tribunal existant. Je te ferais remarquer qu’il existe dans la littérature des antécédents à cette idée, puisque le personnage d’Oreste, chez Eschyle, sort de sa folie, en laquelle l’ont entraîné les Erinyes, les déesses de la vengeance, en provoquant un bouleversement des règles de la justice exercée par les dieux envers les hommes. Il faudrait se replonger dans les Euménides, qui sont un sommet de la littérature tragique. Mais je suis conscient en même temps que la situation de l’homme moderne, qui perd pied dans son existence, se trouve dans une situation très différente de celle d’Oreste. La violence qu’il subit est mal définie. Il arrive souvent qu’elle s’exerce «pour le bien» de celui qu’elle détruit. Elle est équivoque et insidieuse, bien plus que franche et banale.
Md : En tant que médecin, je vois bien comment il m’arrive d’être perçu par certains de mes patients comme un confident à qui ils ont un désir de parler, et comment je demeure pour d’autres source de méfiance. Ça arrive à propos de toutes sortes de conflits familiaux qui surviennent dans leurs vies. D’autre part, j’observe que beaucoup de psychothérapies échouent. Les causes varient, mais mon opinion à ce sujet est que c’est essentiellement parce que la personne du psychothérapeute ne parvient pas à endosser le rôle de juge capable de rendre la justice. On reste dans le cabinet du médecin, sans jamais se transporter mentalement dans le tribunal. Parce que cette migration suppose que le psychothérapeute ait une âme de juge, et pas seulement celle d’un médecin qui ausculte et qui prescrit des remèdes. Tout le monde n’est pas habilité à le faire. Mais, de son côté, le bon juge en cette matière particulière n’est pas celui qui s’impose comme tel, tout armé de ses attributs de sagesse et de discernement : il faut que le patient fasse de lui un juge, et que lui se contente de se laisser transformer par lui. Il faut que, de sa personne, il peuple le tribunal imaginaire que construit le patient, et qu’il l’aide à conférer à ce tribunal le statut d’une instance véritablement capable de rendre la justice.
Ph : Je reviens à mon idée de malade-guérisseur. Ta conception judiciaire de la guérison me ferait volontiers dire que la clé du paradoxe, c’est que l’on ne se rend justice à soi-même qu’en rendant la justice dans le monde. Autrement dit, en s’opposant de façon absolue à un monde sur lequel règne l’injustice. Une justice isolée et fragmentaire est une justice au rabais. Pour autant qu’on se rend vraiment justice, c’est nécessairement sur fond de l’instauration ou de la restauration d’une justice qui est sans limites dans l’espace et dans le temps. Or cette posture de proclamation de la justice est une posture royale. Dans les sociétés primitives, la royauté était octroyée à celui qui était capable de rétablir la justice parmi les membres de la communauté. Disant cela, j’affirme donc que toute sortie de la folie comporte un aspect politique qui est essentiel, par lequel le malade réaffirme sa pleine humanité en tant que dépositaire du pouvoir de rendre la justice dans le monde. Ce pouvoir ne lui vient pas d’une sagacité innée, d’une force à dominer, mais seulement d’un effort à traverser victorieusement la nuit de la confusion mentale provoquée en lui par la violence pour, d’un même mouvement, se rendre justice à lui-même et rétablir l’ordre de la justice parmi les êtres. Maintenant, si telle est bien la réalité des choses, je pose la question : est-ce que le psychothérapeute ou le psychiatre est toujours capable de supporter, de la part de son patient, un tel retour —royal— à l’existence souveraine et à la conscience de son destin ? Il faut qu’il soit juge, tu le disais à l’instant, et il faut en même temps, tu le disais aussi, qu’il ait ce pouvoir de passer son sceptre royal à son patient. Le tout dans l’espace de son cabinet qui s’est transformé en tribunal et en scène de théâtre… S’il n’est ni juge ni comédien dans l’âme, il risque de jouer la carte de l’obstruction : d’empêcher la guérison. Mais ce langage que nous tenons là est peut-être un langage de fou !
Po : Qui sait, oui. Vous allez bientôt nous dire que ce sont les médecins qui sont à guérir par leurs malades ! (rires) Mais je suis assez d’accord avec toi : pour beaucoup de médecins psychiatres, ce que tu appelles un «retour royal» serait probablement à mettre sur le compte de la paranoïa, ou de la folie des grandeurs. Et tranquillement rangé dans cette case «nosologique».
Md : La psychiatrie accuse toujours un déficit d’humanité, comme le disait le philosophe Henri Maldiney d’une formule que je trouve très juste : «L’homme est de plus en plus absent de la psychiatrie. Mais peu s’en aperçoivent, parce que l’homme est de plus en plus absent de l’homme». En même temps, on ne peut ignorer les travaux de gens comme Ludwig Binswanger, Eugène Minkowski, Salomon Resnik et d’autres, grâce à qui on en sait plus sur l’univers intérieur de la folie. Nous venons de mettre sur la table des idées audacieuses et essentielles sur la question, mais j’estime que ça ne dispense pas de prendre connaissance de l’état des recherches.
Ph : Il y a du bon et du moins bon dans toute cette littérature sur les psychoses et sur les différentes approches thérapeutiques qui leur sont consacrées, mais il est incontestable que nous souffrons d’une très grande indigence en matière de culture psychiatrique de ce côté-ci de la Méditerranée. En Europe, il y a une réflexion qui s’est mise en place dès la fin du 19e siècle, sans remonter jusqu’aux précurseurs comme Philippe Pinel.
Vous connaissez mon antipathie pour cette sorte de fascination qu’ont certains de nos intellectuels à l’égard du savoir occidental, qu’ils utilisent souvent à des fins d’autoflagellation, mais je ne peux m’empêcher comme toi de me désoler de l’état de profonde inculture dans lequel nous stagnons sur ce sujet précis de la maladie mentale. La philosophie, vous me direz, est à peine mieux lotie, quand on considère qu’elle est dominée chez nous par de véritables cartels universitaires qui font la pluie et le beau temps : et plus la grisaille que le beau temps. Mais avec la psychiatrie, il y va de la capacité d’un pays à répondre à des situations d’urgence sanitaire en veillant à ce que cette réponse soit humaine. Une société moderne qui ne sait pas prendre soin de ses fous est une société dont la modernité est un vernis. Et malheureusement, nous avons une élite qui s’accommode très bien du vernis. Qui ne dédaigne pas de pactiser en secret avec certaines formes de barbarie, je dirais même… Il faudra pourtant qu’on se libère un jour de cette imposture. Il faudra que ça change, et qu’on se mêle des recherches existantes en psychiatrie : qu’on les explore, qu’on les critique, qu’on les reformule à notre manière, à partir peut-être des intuitions qui nous viennent et que nous nous donnons la peine de sonder.
Po : C’est ce que nous avons fait, dans un geste qui se veut ou qui se rêve comme signal de départ.
Md : Fais ce que dois, advienne que pourra, dit le dicton. Il appartient à la Providence de décider de la suite qu’auront ces paroles que nous échangeons en ce lieu. Il nous suffit, nous, d’essayer de clamer la vérité d’une voix retrouvée, en en faisant résonner l’écho polyphonique dans le monde. A la façon du fou libéré… Mais dis-moi : comment t’est venue cette idée de guérison par la voix ?
Po : Depuis longtemps je suis intrigué par un phénomène. Qui se révèle à travers le constat que, dans la lecture d’un poème, il y a quelque chose comme une voix juste et une voix fausse. La voix juste est celle qui laisse retentir en elle le cœur du poème. La fausse, elle, se recroqueville et se ferme à l’accueil des mots. Elle est sans vibrations. Certains poèmes, cependant, résistent d’eux-mêmes à la lecture. Ils provoquent cette fausseté de la voix, quand celle-ci persiste à déchiffrer le texte alors qu’elle s’est déjà installée, comme à son insu, dans une posture de repli. Le travail consiste alors à corriger la voix, comme première mesure pour renouer avec le poème. C’est-à-dire à lui redonner son intonation de voix hésitante, qui tâtonne à la recherche du sens. Elle a besoin de cette humilité, de l’aveu de sa propre impuissance, pour remonter la pente de la compréhension, et découvrir alors, dans un deuxième temps, que son intonation est comme contaminée par le poème. Par le mystère du poème. C’est cette démarche corrective qu’il m’est venu l’idée d’étendre à l’existence tout entière, en considérant que l’existence d’un homme n’est pas autre chose, au fond, que la lecture d’un poème —le poème du monde—, qu’il s’agit de conduire avec justesse. Mais l’homme face à son destin peut se retrouver dans la situation de celui qui perd sa voix, qui se laisse piéger par une voix empruntée dont il ne parvient plus à se libérer et qui le condamne à demeurer hors de sa propre vérité. Parce qu’à la différence du lecteur du poème, qui est tranquillement installé dans son salon ou dans un jardin, un livre à la main, l’homme menant son existence est livré à de la violence : de la violence qui excède parfois ses capacités de résistance, et à laquelle il ne peut échapper dans ces conditions-là qu’en prenant le parti de celui qui le menace. Ce qui fait de lui, en quelque sorte, le complice d’une perversion de son identité, et d’une altération de sa voix par conséquent. Le désordre mental vient essentiellement de là. Ici, retrouver sa voix correspond à un processus plus compliqué, mais garde à mon avis sa pertinence comme démarche. Et, je le vois maintenant plus clairement, ce que nous avons évoqué en parlant de l’élément mémoriel et judiciaire devient essentiel dans la démarche de correction. La mémoire à mobiliser est à la fois celle de la violence subie, et celle de la voix qui, dans son intonation particulière, a été perdue par le fait de cette violence. Mais c’est parce qu’un tribunal a été installé, courageusement installé, que cette mémoire est requise, et que la correction agit.